[Herbier magique du Québec] 1. La flore surnaturelle de Lionel Groulx

À première vue, le titre de cet article pourrait faire croire à une erreur. Les questions relevant de la flore ne sont-elles pas plutôt liées au frère Marie-Victorin, et non à l’abbé Groulx ? Nous aurons l’occasion de reparler prochainement de Marie-Victorin et son œuvre. En attendant, il est bel et bien question ici de Lionel Groulx.
Né à Vaudreuil en 1878, Lionel Groulx est un prêtre canadien-français. Pendant trente-cinq ans, il enseigne à titre de professeur à l’Université de Montréal (jadis connu sous le nom d’Université Laval à Montréal). Durant sa carrière, il a largement contribué au développement de l’histoire au Québec, notamment en fondant des espaces de recherche comme l’Institut d’histoire de l’Amérique française. Quoi que l’on puisse dire de l’œuvre de Groulx, ses nombreuses publications ont laissé une empreinte indéniable dans le patrimoine québécois.
Néanmoins, cet article s’intéresse moins à l’œuvre historique de Groulx qu’à son travail de folkloriste. En parallèles de son travail d’historien, il a rédigé un certain nombre de publications sur les mœurs des Canadiens-français. Dans son ouvrage Les rapaillages – vieilles choses, vieilles gens (1916), il rapport toute une série de souvenirs issus de son enfance, lesquels permettent de mieux comprendre la vie, la langue et parfois même les superstitions en vogue au Québec à la fin du XIXe siècle.

L’un des chapitres de l’ouvrage porte l’énigmatique titre « L’herbe écartante ». Il convient de se plonger directement dans l’œuvre pour mieux comprendre de quoi il en retourne.
L’herbe écartante, disons-le tout de suite pour le compte des ignorants, ce n’est pas tabac du diable. Vous connaissez, n’est-ce pas ? cette grande herbage feuilles larges et velues, à la fleur couleur de soufre, qui arrière des bâtiments et qui pousse dans la terre grasse, en trouve un de ces beaux matins, coupée au ras la terre, moissonnée par le diable pendant la nuit. Non, l’herbe écartante n’est pas le tabac du diable.
L’herbe écartante serait-ce alors l’herbe à crapaud, cette plante à tige plus courte que le tabac du diable, qui croît sur les levées de fossé, et dont le grain, quand il est mûr, ressemble à s y tromper au grain de blé noir ? C’est en mastiquant ces grains noirs — je n’ai pas à vous l’apprendre, sans doute, — que le crapaud refait la provision de son levain, ce levain terrible, vrai poison mortel, quand le crapaud le vomit en colère. Non, l’herbe écartante n’est pas l’herbe à crapaud.
L’herbe écartante serait-ce enfin l’herbe à puce ? Vous savez la petite herbe traîtresse qui se cache dans le mil, dans les fraises, sous l’ombre des framboisiers ou des cerisiers pour mieux surprendre les jambes des enfants qui vont nu-pieds, herbe où nous pris, dans notre bas âge, des démangeaisons qui nous cuisent encore et dont on ne se guérissait — vous en souvenez-vous ? – qu’en arrachant un pied de l’herbe maudite pour le faire sécher au soleil pendant neuf jours.
Non, l’herbe écartante, ce n’est ni l’herbe à puce, ni l’herbe à crapaud, ni le tabac du diable. Qu’est-ce donc alors, demandez-vous? Vous ne savez pas ?… Eh bien, moi non plus. L’herbe écartante Mon Dieu!… c’est… l’herbe écartante. Tout ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle existe, ou du moins qu’elle existait encore, il y a vingt-cinq ou trente ans, au temps de ma grand’mère. (p. 105-106)
Ainsi, on découvre l’existence de toute une espèce d’herbes magiques, mais non moins dangereuses. Tabac du Diable, herbe à crapaud, rituel de conjuration contre l’herbe à puce sont autant d’éléments du folklore canadien-français de la fin du XIXe siècle. Groulx ne garde pas en haleine son lectorat plus longtemps et présente enfin les caractéristiques de l’étrange « herbe écartante » :
Aussitôt qu’on avait mis le pied sur l’herbe écartante, racontait grand’mère — et si l’on était nu-pieds, l’herbe, cela va sans dire, agissait d ’une façon plus foudroyante — on éprouvait un vague malaise, la tête devenait lourde, puis venait le mal de cœur suivi de vomissements, bon Dieu envoie, pour les punir, aux petits garnements qui fument à la cachette de leurs parents. » Ce n’était pas tout. Bientôt, autour de vous, les arbres se mettaient à tourner et à- danser, comme une troupe de sorciers. Vous-même tourniez aussi, avançant, reculant, à gauche, à droite, pour en fin de compte aboutir toujours au même point. Alors le malheureux tombait par terre, pris d’une subite endormitoire, mais d ’une endormitoire à part, pesante.
Le lendemain et quelquefois même le surlendemain – ça c’était vu – on se relevait les cheveux tout cotonnés, nattés, eût-on dit, par les lutins, avec des douleurs dans tous les membres comme un quelqu’un qui aurait couché sur les ravalements. Et il n’y avait guère d ’échappatoire à l’herbe écartante. (p. 107-108)
Lionel Groulx n’est pas le seul à faire mention de cette dangereuse plante aux propriétés surnaturelles. Pierre Desruisseaux dans Croyances et pratiques populaires (1973) l’appelle « herbe de la détourne », car elle « détourne » le voyageur de son chemin.
Toujours est-il qu’il vous faudra être prudent, la prochaine fois que vous vous baladerez en forêt! En attendant, il est possible d’en apprendre davantage sur cette oeuvre de Lionel Groulx en vous plongeant directement dans les archives.